
Média des médias, réseau des réseaux, le monde de l'internet transforme profondément les pratiques de la communication sociale. La société s'approprie ces nouveaux usages. Vite. Et le politique, lanterne rouge habituelle de tous les changements, court derrière. Avec plus ou moins de bonheur. Plus, quand il gagne le élections. Moins, quand il les perd. Et pourtant ce n'est pas à l'aune des victoires électorales qu'il faut juger sa capacité à être en phase avec la société. Les succès confirment le vainqueur dans sa certitude d'avoir raison, même quand il a tort. Ségolène Royal invente l'eau demi-tiède De tous les politiques français, en 2007,Ségolène Royal est la seule qui donne l'impression d'avoir tout compris de l'internet. Il faut dire qu'elle vient du diable vauvert, imposée par l'opinion publique à la barbe de l'appareil du PS. Elle s'emploie donc à tout réinventer et à s'appuyer sur des soutiens populaires hors parti.
Cela donne :
Désirs d'Avenir : un réseau social ouvert où l'on entre comme dans un café. On peut s'inscrire à des groupes, échanger sur le web, ou participer à des événements dans la vraie vie (IRL : In Real Life). Il y a une bonne articulation entre le
on line et le
IRL.
La Ségosphère : une communauté internet autour de sa candidature. Véritable média social, elle permet de rendre compte de ce qui se passe pendant la campagne. Elle est fortement interactifve et collaborative.
Les débats participatifs, comme méthode d'élaboration d'un programme. C'est une sorte de wiki politique.
Aucune campagne électorale n'avait été aussi ouverte, aussi collaborative, aussi en phase avec la culture internet. On est bien dans une logique de réseau, en contradiction complète avec la logique de système contrôlé que sont les partis. La structure est totalement ouverte. Il n'y a pas de hiérarchie verrouillante. Les échanges sont largement horizontaux. Les pôles organisationnels ne sont pas sclérosants, tout ne descend pas du sommet, mais se construit largement ensemble. Même la candidate, supposée être la cheffe, se comporte beaucoup plus comme une animatrice que comme un commandant en chef.
Résultats positifs Forte implication des participants qui en font véritablement leur campagne. Instauration d'une forte relation de proximité entre les participants et avec la candidate. Renforcement du charisme de la leadeure.
Résultats négatifs L'élection est perdue. On peut se demander si la stratégie était vraiment adaptée à l'élection présidentielle française très centrée sur la personne du candidat, très centralisée sur une figure de chef.
L'appareil du parti n'apprécie pas du tout de se voir débordé, il va se venger lors du congrès suivant et après. Il n'aura de cesse tant qu'il n'aura pas éliminé l'incident pour que tout rentre enfin dans l'ordre et que rien ne change. Or, une stratégie de cette sorte ne peut pas se faire sans le parti et pas non plus sans transformer profondément les modes de fonctionnement du parti.
La montagne accouche d'un sourire, celui de Ségolène Royal. Mais elle est incapable de produire un projet politique cohérent et mobilisateur. Passer de la superstructure qu'est le parti au superchaos qu'est la Ségosphère, c'était sauter d'un extrême à l'autre. On verra que chez Obama, les énergies produisent du collectif organisé.
Nicolas Sarkozy et le vertige des pyramides Le futur président hérite d'un parti jacobin hypercentralisé fondé par Jacques Chirac : le RPR devenu UMP. Il a passé le temps nécessaire à en reboulonner tous les rouages, placer des hommes de confiance aux postes clefs et neutraliser les autres. En juillet 2006, il a publié « Témoignages », première ébauche de son projet politique, la question du programme ne se pose donc plus. Il a passé un an à « évangéliser » ses troupes pour s'assurer qu'elles le suivent. La structure du mouvement fonctionne sur le modèle de l'armée napoléonienne, même s'il y a plusieurs armées, du fait de l'intégration de partis partenaires. Le sommet décide et les rouages intermédiaires sont chargés de faire redescendre les décisions pour application. La communication est bâtie sur le même modèle. Celui des médias du XXème siècle, et notamment du média dominant : la télévision. Il y a une source émettrice qui diffuse le même message sur des cibles passives (les récepteurs) qui constituent une masse.
Sarko TV est chargée de mettre en scène le candidat, de produire des images et de les diffuser par tous les moyens y compris sur les médias d'information.
Sarko TV deviendra
PR TV (PR = Président de la République) après l'élection, avec la même mission mais à l'Elysée.
Quel rôle joue l'internet dans tout ça?
On peut dire que Nicolas Sarkozy semble n'avoir rien compris à la nature réelle du web. L'internet est utilisé comme un simple nouvel outil dans le dispositif de communication, un complément. Au sommet de la pyramide : la source, le centre de décision. A la base, le peuple qu'il s'agit d'entraîner dans l'aventure. Entre les deux, la machine pyramidale du parti. L'internet constitue d'une part, une couche supplémentaire entre le parti et le peuple, pour assurer la transmission des messages, y compris sur son profil
Facebook. Et d'autre part, un liant interne qui permet d'assurer un minimum d'interactivité à l'intérieur de la structure pour débattre du projet (mais sans le remettre en cause) et pour renforcer la cohésion interne. Là où chez Ségolène Royal il y avait production collaborative, chez Nicolas Sarkozy il y a grande distribution et consommation de masse. Là où il y avait structure horizontale, il y a structure verticale. Là où il y avait réseau, il y a système. L'internet est utilisé à contre-emploi.
Résultas positifs L'élection est gagnée. Il est vrai que le fonctionnement de général-en-chef+armée est sans doute ce qui est le plus efficace en campagne. De plus,cette stratégie correspond bien au candidat qui a de réels talents d'orateur. Centraliser les énergies sur lui et renvoyer ensuite ces énergies sur la masse, c'est le schéma canonique de manipulation des foules décrit par Tchakotine en 1938, et qui sert toujours de modèle y compris dans la publicité. Le pouvoir des tribuns se forge là.
L'image construite par le candidat est lisible, forte, solide.
Résultats négatifs. Le mouvement impulsé par Nicolas Sarkozy rame à contre-courant de la transformation profonde du monde médiatique. Il tire en arrière, vers le XXème siècle et même vers les années 60, vers le pouvoir absolu de la paléotélévision. Rien n'empêchera pourtant l'internet d'être, et d'être ce qu'il est : un contre-pouvoir, échappant à l'hypercontrôle. Or, plus Sarkozy cherche à centraliser la communication, à la maîtriser, et plus par contrecoup il crée du contre-pouvoir. Le piège est total. L'organisation pyramidale de la communication est aussi inadaptée que l'est une armée conventionnelle face à une guérilla. La stratégie de Nicolas Sarkozy le condamne à être face à une guérilla médiatique permanente. Plus il se réfugie dans le sommet, voulant renforcer le pouvoir de contrôle, plus il s'éloigne de la base, et plus la pyramide vacille.
Barack Obama et la vengeance de l'IRL Obama restera dans l'histoire comme le premier président « fait par l'internet ». Comme Roosevelt avait été le premier président « fait par la radio » et Kennedy le premier président "fait par la TV ". Dans les trois cas, la formulation est abusive, mais c'est ainsi qu'on racontera l'histoire. Il y eut pourtant un précédent malheureux, sans lequel ce succès ne se serait pas fait : Howard Dean de 2003 à 2004, candidat aux primaires démocrates qui finit par jeter l'éponge, non sans avoir démontré le pouvoir de l'internet. Howard Dean avait réuni autour de lui une équipe de hackers. Surgi hors de l'establishment démocrate, il réussit pourtant à imposer sa candidature. Presque. Après son abandon il transforme son réseau
Dean For America en une réseau
Democraty for America, au service des candidats démocrates. Barack Obama recrute Jascha Franklin-Hodge, un ancien du réseau Dean. C'est Jascha qui va monter le réseau au service de la campagne Obama :
Blue State Digital. Un réseau fait par des geeks pour des geeks. « Je veux que les geeks soient heureux » en est la devise. Un réseau qui sera co-construit et partagé par tous ceux qui y participeront.
Première règle : de d'open source. Tous les outils sont à disposition de tous et compatibles avec tout. La communauté des geeks peut donc créer librement au fur et à mesure des besoins.
Deuxième règle : la campagne se fait avec des makers, pas des citoyens passifs, mais des gens qui prennent des initiatives. On parie sur leur créativité. On ne les cantonne pas dans le rôle de spectateurs admiratifs ou de fans, comme Nicolas Sarkozy.
Le réseau propose des outils, une cartographie permettant de savoir quels sont les événements de campagne existant à proximité de l'internaute, quels sont les groupes près de chez lui. Des kits grâce auxquels chacun peut organiser des actions ou des événements autour de lui. Et bien sûr un appel à finances. Résultat : près de 3 fois plus d'événements de campagne organisés par les démocrates que par les républicains, un budget près de 50% supérieur, alors que traditionnellement l'argent est plutôt du côté des républicains. Les chiffres sont éloquents, en juillet 2008 on recense déjà : 200 M$ levés, 75 00 événements créés, et une communauté de plus de 1 million d'internautes mobilisés. Le candidat Obama joue le jeu, il ne se sert pas de l'internet comme d'un relais médiatique, il devient un acteur interne qui en accepte les règles du jeu : la proximité, la réactivité, le dialogue. L'image du candidat est réellement une co-construction entre lui et le réseau. Le candidat n'est pas un simple écran ou chacun projette ses « désirs d'avenir » il est un catalyseur, il fait des choix, il oriente, il donne du sens, de la direction.
Les clés du succès sont : - Une communauté dotée d'une très large autonomie. Elle s'autogère et s'autogénère.
- Un réseau social dédié :
Blue State Digital. Au lieu de s'appuyer sur des réseaux existants comme Facebook ou MySpace, qui ne sont pas faits pour ça.
- Une technologie à la fois dédiée et commune : tous les outils sont empruntés à l'existant dans l'open source.
- Une culture commune de l'internet. Parce qu'il joue le jeu, le candidat Obama est reconnu par la communauté internet comme un interlocuteur valable.
- Une population qui est mûre. En 2004, la culture internet n'était pas encore majoritaire aux USA au point de faire de l'internet le coeur de la stratégie de communication et d'action. Obama peut donc réussir en 2008 là où Dean a échoué en 2004.
- Une bonne gestion des allers-retours entre le
on line et le
IRL.
Résultats positifs La victoire, bien sûr. Mais surtout la démonstration qu'une nouvelle manière de faire de la politique est en émergence, que les vieilles recettes ne gagnent plus. Selon les règles du jeu anciennes, la candidate aurait dû être Hillary Clinton.
La pliure du temps. Plus rien ne sera jamais comme avant. La politique est entrée dans l'ère de l'internet.
Résultats négatifs On pourrait toujours en trouver en cherchant bien. Disons simplement que, malgré tout, l'ancien monde n'est pas mort. Les médias du XXème siècle existent toujours. Les groupes et réseaux traditionnels aussi, à commencer par les extrémistes racismes, KuKluxKlan et autres.
Alors pourquoi parler d'échec? Parce que gagner une élection est une chose et que gouverner en est une autre. La méthode internet s'est révélée redoutablement efficace lors de la campagne, mais elle n'est pas extrapolable à la gouvernance d'un état. Barack Obama se trouve donc extrêmement démuni face au pouvoir politique qu'il doit exercer maintenant. Il ne peut le faire qu'en s'insérant dans les rouages des pouvoirs et contre-pouvoirs étatsuniens, exactement de la même manière que ses prédécesseurs. D'une certaine manière, le président Obama n'a pas d'autre choix que de trahir le candidat Obama. Il est rattrappé par l'
IRL de la politique.
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