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Communiquer en écosystème

Le vertige du miroir : comment la télévision piège le téléspectateur

Télecharger Le Vertige du Miroir ici

(paru dans la revue électronique COMMposite v2003.1)

 

Résumé

 

La télévision joue-t-elle à réactiver le stade du miroir lacanien ? Ce texte en pose l'hypothèse. L'analyse comparative du dispositif télévisuel et du modèle de Jacques Lacan montre un jeu spéculaire sur les imagos où il est bien question d'identification. Dans les deux dispositifs, l'autre est appelé vers une identité à incarner. Mais si le processus décrit par la psychanalyse vise à l'avènement d'une personnalité autonome, dans le cas de la télévision, le dispositif conduit au coeur d'un piège narcissique qui l'enferme dans une dépendance au média. L'expérience télévisuelle serait donc de nature régressive, privilégiant les processus primaires. L'identité de téléspectateur est induite par le média par trois processus : 1. Le dispositif télévisuel. Il assigne une place et un rôle au téléspectateur. 2. Les signes de reconnaissance que le média lui adresse. Ils permettent au téléspectateur de savoir ce qu'on attend qu'il soit. 3. La nourriture informationnelle. Elle entretient le téléspectateur dans cette identité. Elle construit pour lui un monde cohérent auquel il est adapté.

 

 

Descripteurs : médias, psychanalyse, stade du miroir, identification, narcissisme télévisuel, téléspectateur, image, image de soi, imago.

 

Sommaire

1. Du reflet à l'image, la construction de l'imago

1.1 L'image, un instant arrêté qui voyage

1.2 Entre image et reflet : l'imago

 

2. Du miroir lacanien au dispositif télévisuel

2.1 La perception-réception : un jeu de computation

2.2 L'image, trace indicielle du réel ?

 

3. Le miroir à induction

3.1 Une identification en trompe-l'œil

3.2 Un jeu sur la dépendance

3.3 Une induction croisée

 

Conclusion

1) Les stratégies de maintien du lien

2) La dérive de l'information vers la conformation

3) Les réactions des téléspectateurs réels au dispositif d'induction

4) La fictionnalisation de la réalité

 

1. Du reflet à l'image, la construction de l'imago

 

« Miroir du monde », « reflet de la réalité » : c'est ainsi que la télévision aime à se décrire. Il est vrai qu'elle s'apparente par certains aspects au dispositif décrit par Jacques Lacan dans le stade du miroir. Mais c'est un miroir à perspective inversée, un trompe-l'œil de l'identification, un dispositif d'assignation à résidence identitaire. L'hypothèse défendue ici est que ce miroir a pour finalité d'intégrer le sujet dans un jeu d'illusions, de le conduire à s'identifier au spectateur idéal, celui pour qui la télévision donne son spectacle. La télévision chercherait donc à produire son téléspectateur, à l'induire, à le capter dans un piège d'identification en abyme. Elle reprendrait le jeu de Narcisse avec son reflet dans la fontaine. Mais ici, c'est la fontaine qui cherche à fasciner Narcisse.

 

Dans « Le stade du miroir », Jacques Lacan (1966, p. 89) décrit l'épreuve par laquelle passe le jeune enfant quand il doit arriver à se reconnaître dans le miroir. Étape décisive de la construction du sujet, de son identité. Face à son reflet et sous l'œil bienveillant de la « mère », l'enfant apprend à percevoir son reflet comme étant le sien tout en n'étant pas lui. Pour la première fois, il envisage son corps autrement que par les perceptions partielles (des mains, des pieds) découpées dans son champ de vision. Le stade du miroir permet la construction d'une représentation visuelle globalisante du sujet, à condition que le réel résiste à cette construction, que l'image reste de son côté et le sujet du sien. À la différence de Narcisse se noyant dans la fontaine, ou d'Alice pénétrant dans le monde imaginaire, ici aucun des deux ne passe de l'autre côté du miroir. Chacun reste à sa place. Il y a donc construction du sujet mais aussi construction de l'objet comme appartenant au réel.

 

Le reflet montre le voyage du temps sur un réel arrêté. Le sujet et son reflet sont unis d'un étrange lien. Ils dépendent l'un de l'autre pour exister. Lacan dit que le sujet se construit comme sujet à travers son reflet. Sans reflet, pas de sujet. Et d'un autre côté, le reflet n'est rien d'autre qu'un reflet de la présence du sujet. Sans sujet, pas de reflet. Sitôt que le sujet s'écarte du miroir ou détourne son regard, le reflet disparaît de la réalité : il n'est plus perçu par personne. Un reflet n'existe que perçu. En l'absence du sujet, le miroir est vide, il n'y a pas de regard. Le miroir propose donc un jeu sur le mode être ou ne pas être. Mais être quoi ou qui ? Dans le cas d'identifications réussies, le reflet ne peut être que le sujet. Ou rien. Il n'est rien, lorsque l'objet n'est pas encore constitué, situation antérieure au stade du miroir. Dans le cas d'identifications malades, avortées ou perturbées, au contraire le reflet reste étranger au sujet. Je est un autre. L'expérience s'échappe aux confins de la folie, de la déréalisation. Le destin du reflet est d'être quelque chose du sujet qui se manifeste, quelque chose de sa présence, de son existence, mais aussi de son essence. Le reflet permet au sujet de se représenter tel qu'il apparaît pour d'autres et donc de s'approprier ce soi pour d'autres. Il est convoqué à devenir ce qu'est le sujet pour lui-même.

 

Cocteau disait que les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer notre image. Ils ne le peuvent pas. Pas avant. Les miroirs réfléchissent en même temps qu'ils renvoient et c'est ce qui leur permet de construire quelque chose dans la réalité. Le stade du miroir définit une coupure spatiale entre le sujet et son reflet, chacun d'un côté d'une glace. Mais la réflexion instaure un lien ombilical entre les deux, la co-présence dans une sorte d'immanence temporelle. L'expérience ne peut fonctionner que dans l'immédiateté, branchée en direct sur le flux de la réalité. Là encore, que se passe-t-il lorsque la machine se dérègle, lorsque le lien ombilical est coupé ? Notre imagination invente des vampires qui hantent nos cauchemars cinématographiques. Ils n'ont pas de reflet dans le miroir. Leur relation au temps est rompue, puisqu'ils sont éternels. Le temps ne passe pas sur eux. Mais ils sont condamnés à vivre de la substance vitale des autres. Le miroir renvoie au sujet le présent qui passe sur lui. Cadre du miroir, matérialité du reflet, immobile, vide. Reflet du sujet, immatériel, fugace, fil du temps qui court. Le miroir n'a ni passé ni futur. Le reflet n'est que présent. Il ne vieillit pas.

 

1.1 L'image, un instant arrêté qui voyage

 

L'image se construit à l'inverse du reflet. Le temps ne passe pas sur ce qu'elle représente. Bien sûr, le papier peut se dégrader, les couleurs s'affadir, les contours s'estomper. Mais le contenu même de l'image ne s'en trouvera pas changé. Photos de Doisneau figeant pour l'éternité les écoliers de la rue Buffon ; image de Paris en 1957. Photos-souvenirs de soi-même à d'autres âges, dans d'autres lieux désertés depuis. Permanence du sujet qui se reconnaît comme à la fois étant et n'étant plus ce qu'il voit sur l'image. Immobiles dans le temps, les images sont faites pour courir l'espace, pour être données, échangées, pour exister hors de la présence des sujets, hors de toute présence, même au fond d'un tiroir. Elles sont des instants arrêtés qui voyagent. Des instantanés. Permanence de l'objet, marbre des monuments aux morts, gravures funéraires, présence qui signifie l'absence des chers disparus. Seule l'image a le pouvoir d'opérer une dissociation temporelle en même temps qu'une dissociation spatiale entre le sujet et sa représentation. Ici s'inscrit toute l'ambiguïté du portrait de Dorian Gray dans la nouvelle d'Oscar Wilde. Dorian reste imperturbablement jeune, pendant que son portrait vieillit à sa place. Le portrait se comporte comme un reflet et le sujet comme une image. L'image ne construit pas le sujet dans le présent mais dans le passé, pas dans l'être mais dans l'avoir-été. À la différence du reflet, elle échappe au sujet, parce qu'elle est figée et qu'il ne peut plus rétro-agir dessus, et parce qu'elle est matérielle, et donc manipulable par d'autres.

 

1.2.Entre image et reflet : l'imago

 

Dans le stade du miroir, ce n'est pas l'image qui est en cause, en tous cas pas l'image physique : photo ou film. C'est une construction, une représentation qui permet au sujet de s'attribuer tous les éléments qui le constituent par retour vers lui-même de ce qu'il observe dans le miroir, dans une définition globalisante du type : « tout cela c'est moi-même ». Et le même est un réfléchi. C'est une construction de l'unité spatiale du sujet, de ces limites qui séparent le moi et le non-moi spéculaires. Mais il faut aussi que le sujet puisse s'élaborer dans la durée, que la construction survive entre deux expériences de perception, qu'elle se projette vers le futur. Cela suppose deux étapes de construction correspondant à deux questions distinctes. La première est la question de la mêmeté : être capable de reconnaître que la forme que le sujet voit dans le miroir est bien la même que celle qu'il connaît, la Gestalt. Le sujet est identique à lui-même. C'est ce que la psychanalyse appelle l'identité de perception. La deuxième question permet de penser l'identité au-delà des formes, au-delà des altérations et des altérités, au-delà même du temps qui passe. Dans l'album-souvenir, les photos prises à tous les âges de sa vie représentent bien la même personne, et pourtant elles ne se ressemblent pas. Il n'y a pas identité de perception, mais il y a bien ce que la psychanalyse nomme : identité de pensée, c'est à dire le penser de l'identité. Ce même n'est pas celui de la mêmeté, mais celui qu'il y a dans le sujet lui-même, le regard récursif qui s'adresse à soi-même. Ce même, Paul Ricœur (1990) le nomme celui de l'ipséité.

 

Le chantier de la construction du sujet dans la durée s'ouvre grâce au stade du miroir. Il commence par l'élaboration d'une image mentale, qu'on appellera imago pour indiquer qu'elle appartient à la réalité psychique et non pas à celle du réel. Parce qu'elle n'est pas physique, l'imago combine les caractéristiques du reflet et de l'image. Comme reflet, elle montre le temps qui passe sur le sujet, en tous cas le regard que le sujet porte sur le temps qui passe sur lui, le prisme à travers lequel il se réfléchit. Elle pose la question de la mêmeté, de la reconnaissance de soi. Comme image, elle s'inscrit dans une permanence qui survit à l'expérience présente, c'est à dire qui la précède et qui lui succède, qui lui donne un cadre perceptif à partir duquel le présent peut être interprété. L'imago constitue la dimension d'ipséité au-delà des différences de perception de soi. Elle est ce que le sujet s'attend à percevoir dans le reflet ou dans l'image de lui. Elle est l'image attendue à partir de laquelle la perception va s'organiser, va prendre l'allure d'une reconnaissance plutôt que de la perception de quelque chose d'entièrement neuf, naïf. Grâce à l'imago, le sujet fait l'économie de tout le travail de perception initial de construction de la première image, ce travail qui est justement l'enjeu du stade du miroir. Sans l'imago, il devrait réitérer l'épreuve initiatrice à chaque fois qu'il passe devant un miroir et réinventer à partir de zéro une image de soi. L'imago est bien une introception du sujet, une perception interne. Elle institue l'unité spatiale (mêmeté) et temporelle (ipséité) du sujet.

 

Parce qu'elle est intériorisée, l'imago constitue également un modèle d'élaboration qui sert de lieu de passage, un objet transitionnel, au sens de D.W. Winnicott (1969), qui joue la question de la perte, l'angoisse de l'abando. Elle est le lien entre le reflet et le sujet – en tant qu'elle efface la coupure spatiale – et aussi entre l'image et le sujet – en tant qu'elle efface la coupure temporelle. Elle est unifiante. Elle permet à l'expérience du sujet et de son image d'éviter les pièges de l'altérité absolue, celle de constructions en clivages. Elle dégage pourtant des espaces de jeu possibles, où le sujet peut prendre une certaine distance par rapport au reflet, et se dire : « ici, je me reconnais » ou « je ne me reconnais pas », ou encore « ceci me convient » ou « ceci ne me convient pas ». L'imago permet d'évaluer une nouvelle proposition d'image réelle (présente) par rapport à l'image mentale existante (passée) et à une image virtuelle désirée (futur possible). Elle construit donc la temporalité du sujet articulée sur la dimension passé-présent-futur. Parce qu'elle pose le regard de l'Autre sur l'image, elle permet, justement, de réfléchir aux questions d'image.

 

 

2. Du miroir lacanien au dispositif télévisuel

 

Dans le miroir lacanien, pour que la construction de l'imago réussisse, un certain nombre de conditions doivent être réunies. Tout d'abord, il faut un cadre qui serve de support, un cadre matériel emprunté au réel. Miroir non-déformant, mais aussi miroir qui ne se détruit pas, qui résiste à l'expérience. Ensuite, il faut un cadre de jeu, dans le symbolique, un regard maternant qui interpelle le sujet dans le miroir à propos de son reflet et convoque la question du Je. Un regard qui soit le même et se pose de la même manière sur le sujet et sur le reflet et qui les identifie l'un à l'autre. Enfin il faut que les représentations du monde construites auparavant par le sujet ne volent pas en éclats lors de sa confrontation au reflet. Il faut que le monde d'objets constitués et le monde d'objets apparaissant dans le reflet ne soient pas monstrueux l'un à l'autre [1] .

 

Lorsque ce dispositif est défaillant, il y a danger dans la construction du Je. La plus connue des histoires de miroirs brisés est celle de Narcisse. Ici le miroir n'a pas résisté, ce miroir liquide d'une fontaine. La frontière entre le reflet et l'image était perméable ; le sujet l'a traversée et s'est noyé. C'était un miroir pas assez réel. C'était un sujet incapable de se tenir à l'écart du reflet, parce qu'il était seul, qu'il lui manquait la présence de l'autre pour le retenir par la main dans le réel. Il lui manquait le regard de l'autre pour l'envelopper et le constituer comme objet d'amour. Il lui manquait la parole de l'autre pour occuper la position du je, pour lui assigner celle du tu, et pour interpeler le reflet dans la glace, la troisième personne : « Qui est-ce ? »

 

Non, le narcissisme de Narcisse n'est pas l'amour de soi, l'amour-propre exacerbé. C'est l'histoire d'un sujet pour qui les positions du je et du tu ne sont pas défusionnées et qui ne peut donc voir dans le miroir liquide que ce qu'il y projette : une représentation de son idéal du moi. Un idéal qu'il projette comme on tend les mains vers une étoile, comme on plonge dans le Grand Bleu. À s'y noyer. C'est l'histoire de la souffrance face à l'idéal du moi inaccessible.

 

Le regard de la mère peut servir d'étayage parce que pour elle, l'image de l'enfant est déjà constituée. On ne s'invente pas une image à partir de rien. Le nouveau-né de quelques jours est biologiquement capable de voir mais le processus de maturation intellectuelle et psychique qui le conduira à pouvoir percevoir des images et les constituer en objets permanents, jusqu'à son image propre, prendra de longs mois. L'image absolument nouvelle serait impossible à percevoir. Même la science-fiction ne sait que concevoir des êtres et des objets hybrides entre le réel et l'imaginaire, en fait de simples recompositions de la réalité. Percevoir, c'est reconnaître. C'est bien toute la difficulté avec les images de soi. Sans elles, il ne peut y avoir de perception des images physiques et ce sont elles qui en commandent la lecture.

 

2.1 La perception-réception : un jeu de computation

 

Toute perception est un travail de computation entre des percepts et les bases de données existantes. Et les plus puissantes des deux sont bien celles qui sont déjà engrammées, parce qu'elles sont structurées, interconnectées avec d'autres représentations mentales de choses ou de mots stables. Pas faciles à déloger, surtout pour de nouvelles perceptions qui sont encore en cours d'élaboration ; il faudrait vraiment qu'elles aient une force particulière. Dans le travail de perception, des deux processus mentaux décrits par Jean Piaget, l'assimilation [2] semble largement dominante. De la nouvelle image, les traits reconnaissables seront facilement intégrés. Mais l'accommodation nécessite un travail interne de remise en cause de processus mentaux et de représentations existantes, bref, que l'on dérange ce que l'on croyait savoir ou ce que l'on croyait connaître. C'est une démarche économiquement lourde pour le psychisme qui peut préférer des solutions à circuit court, comme le déni de perception des différences : « Je n'ai rien vu, je n'ai pas fait attention ».

 

On ne traite pas les imagos comme on le fait des images physiques. On ne peut pas les déchirer, les brûler, les détruire. On ne peut pas facilement les remplacer par d'autres. Pour qu'une image remplaçante dérange le moins possible l'organisation iconique et cognitive qui l'accueille, il faudrait qu'elle se connecte au même endroit que l'ancienne dans la mémoire, de la même manière. Il faudrait que l'ancienne disparaisse comme si elle n'avait jamais existé. Ce genre de manœuvre n'est possible que sur un ordinateur. Dans la réalité, rien ne s'efface ; ce qui a existé continue d'avoir existé, donc d'exister. La flèche du temps n'a pas de gomme.

 

Sur l'image fixe, la photographie, il reste une certaine latitude au spectateur pour construire son regard. Bien sûr, sa vision est préconstruite par celle du photographe, par tout ce qui lui a servi à produire le cliché : le contexte dans lequel il se trouvait ses propres images mentales, les représentations qu'il avait de ce qu'il était en train de faire, de sa mission, de son métier, ses savoir-faire, ses connaissances. Mais malgré cela, il reste au spectateur une marge de manœuvre. Celle de pouvoir regarder la photo à sa guise, en prenant le temps qu'il veut, de s'attarder sur des détails, de laisser libre cours à ses propres pensées. C'est lui qui choisit le temps de lecture de l'image et aussi le chemin de son regard sur l'image. Dans le silence de ses pensées. Parce que sa tête n'est pas emplie du discours de l'autre. Au contraire, à la télévision, le commentaire se débite à deux cents mots par minute en moyenne et ne laisse aucune place aux pensées intérieures du téléspectateur (Rist, 1999, p. 66). Grâce à la coupure temporelle de la photo, et à la coupure entre l'audio et le visuel, celui qui regarde la photo est plus qu'un photo-spectateur, c'est un photo-lecteur. Il construit sa propre lecture de la photo. Chacun ne verra pas la même chose dans la même image fixe.

 

Au contraire, les images animées sont pré-lues. Les images télévisuelles sont données en représentation par un autre, ou plutôt : en spectacle. A la vitesse où elles défilent et se défilent, elles échappent au regard en même temps qu'elles s'y soumettent. Elles passent. À peine ont-elles le temps de réactiver des représentations existantes que déjà elles ne sont plus perçues. La mort de Khaled Kelkal, quasiment en direct à la télévision en octobre 1995 [3] , n'est perceptible que parce que c'est une scène qu'on a déjà vue cent fois dans les fictions : un criminel baignant dans son sang, la fin d'une longue traque, le dénouement d'une intrigue policière. On ne voit rien d'autre que ce qu'on s'attend à voir. On n'entend pas, hors champ, la voix de ce gendarme criant par deux fois : « finis-le ». On ne voit pas, hors-sujet, le geste de Kelkal à terre tentant de pointer une dernière fois son arme.

 

Sauf à enregistrer des séquences pour les re-visionner, faire des retours et des arrêts sur images, c'est à dire retransformer les images qui défilent en des images matérielles qu'on peut lire, rien d'autre ne pourra être perçu que ce qui a été conçu par les diffuseurs pour défiler à la vitesse des flux. Rien de nouveau. Dans ces conditions, comment soutenir que l'image informe ? Tout au plus vient-elle illustrer une information qu'on trouve dans la parole de témoignage, cette parole qui dit : « voilà ce que j'ai vu », cette parole qui fait sens et que l'image vient simplement confirmer. Un discours sans image, c'est de l'information, mais une image sans discours ?

 

2.2 L'image, trace indicielle du réel ?

 

L'image télévisuelle se fait passer pour reflet du réel. L'image ne vaut que parce qu'elle est donnée comme trace indicielle du réel. Elle est censée avoir été arrachée du lieu dont on parle. Elle doit porter la marque qui l'authentifie, manifester des signes qui la rattachent à l'espace de l'événement en cours, montrer les lieux, montrer les gens. Mais elle doit aussi porter l'empreinte du cours de l'événement, de ce temps particulier, cet éternel présent en train de s'actualiser : l'actualité. Pour authentifier l'espace, l'image télévisuelle multipliera les témoignages du terrain, les éléments de décor, les lieux symboliques qui permettront de dire : « j'y étais ». Elle montrera les traces physiques, les gens, elle fera entendre leur voix. Pour authentifier le temps, elle se branchera sur le flux continu, celui du direct ou du faux-direct, ou celui de la diffusion des images enregistrées. Car c'est ici que se trouve le tour de passe-passe : quel que soit le temps dans lequel les images ont été tournées et montées, elle sont toujours diffusées « en direct » et c'est la diffusion qui les actualise. La diffusion crée le moment d'actualité, c'est à dire le mouvement qui anime les images. Elle fait passer ces images elles-mêmes pour animées comme si elles étaient le spectacle de la vie. En réalité, il n'y a pas d'images animées. La vidéo, c'est 25 images fixes qui défilent chaque seconde (contre 24 pour le cinéma). Mais l'illusion que crée le défilement fait passer les images filantes pour un reflet du réel animé. Parce que l'on perçoit la même chose que le mouvement de la vie (idem, mêmeté), on est conduit à penser que c'est la même chose (ipse, ipséité). Or, c'est le mouvement des images et non pas l'image du mouvement. L'écran ne montre pas l'extérieur, le monde réel, mais l'intérieur, le monde d'images du média, dans lequel le média a engrammé des représentations du monde extérieur.

 

La diffusion dématérialise les images. Tout comme dans le reflet au miroir, toutes les images sur lesquelles le sujet ne pose pas son regard sont définitivement perdues. Les images diffusées n'existent donc pour le sujet que pour autant qu'il manifeste sa présence par le regard. Elles n'ont pas de permanence. Elles nient leur matérialité, le fait qu'elles sont bien des images réelles stockées quelque part, qui ont fait l'objet de tout un travail de construction filmique et journalistique. Elle se donnent au contraire comme perception extérieure du téléspectateur, directement dans la réalité sans autre médiation que ses sens, ou bien comme perception intérieure d'images mentales mémorisées, rappelées à la conscience. La religion du direct tend à donner l'illusion qu'on se connecte directement à la réalité, elle tend à effacer le média.

 

Le dispositif télévisuel transforme l'écran en miroir. Comme dans le dispositif lacanien, le dispositif télévisuel voudrait instaurer une symétrie entre le monde du spectateur et le monde des images, par des interpellations directes du téléspectateur – « merci de nous recevoir chez vous » – par le regard caméra. Il entretient l'idée que des personnages présentés par la télévision puissent avoir une réalité pour le téléspectateur puisqu'ils l'interpellent et le remercient. Cette publicité pour des flans au caramel montrant des personnages qu'on démoule du poste de TV et qui tombent par terre nous fait rire parce qu'elle dénonce cette illusion : on joue à croire qu'il y a quelqu'un dans le poste. Pourtant, tout en la dénonçant, elle la perpétue : l'image qui dénonce l'illusion des images est aussi une image, donc une illusion. Un écran miroir du monde ? Il reflète le monde des images autant que les images du monde. Il appartient à un autre monde que celui de la réception ; il est le terminal d'un système de production-diffusion d'images. Côté réception, on pourrait pousser jusqu'au bout la logique et voir ces images non plus comme des reflets mais justement comme n'étant que des images avec toute leur matérialité. Alors leur perception se démystifie, et le téléspectateur se trouve en face non pas du spectacle du monde, mais d'un spectacle d'images qui prétend montrer-dire quelque chose sur le monde. Ce spectacle trouve sa place parmi les autres événements perceptifs qui se déroulent en même temps dans la pièce : on dîne en famille, la nuit tombe au dehors, les voisins font du bruit en rentrant, le petit dernier raconte sa journée à l'école, où est passé le couteau à pain ? L'événement perceptif télévisuel peut se décrire ainsi : pendant ce temps, un meuble vaguement rectangulaire diffuse des images et du son et les personnages principaux de la scène suivent plus ou moins attentivement le spectacle qu'il propose. Tous ces événements appartiennent à la même réalité. Mais pas ceux-ci : le présentateur David Pujadas, au milieu des techniciens et de la machinerie du plateau de télévision, lance le prochain sujet en lisant le texte sur un prompteur ; il parle en direction d'une caméra. Ni ceux-la : le président du Mali est reçu à l'Elysée, on le voit monter quelques marches. Ces événements-là n'existent ni ici ni maintenant pour le téléspectateur. Il n'y a pas de lien ombilical entre lui et le réel, pas de télé-vision. L'illusion du média consiste justement à faire croire à ce lien, à faire comme si l'écran était un miroir et comme si le téléspectateur était mis en présence du réel. Le média nie la coupure spatio-temporelle entre le monde de ceux qui reçoivent les images et le monde des événements du Monde. Il nie l'existence de la télécommande qui remet chacun à sa place, d'un côté le réel et de l'autre les images. Grâce à elle, je peux « éteindre » David Pujadas et je ne le tuerai pas. Je peux changer de chaîne mais pas la tapisserie du salon. La seule réalité indiscutable de la télévision, c'est le meuble qui est dans le salon. Le reste dépend du jeu d'illusionnement auquel on veut bien se laisser prendre.

 

Le dispositif télévisuel nie également la coupure spatiale et temporelle entre la caméra et l'écran, c'est à dire entre l'événement et sa mise en spectacle. Il feint de donner à voir ce qui serait filmé par une caméra branchée en direct sur le monde au moment du journal télévisé. Le direct de la présentation du J.T. noie dans un flux de direct toutes les productions qui participent au texte audiovisuel du J.T dans lequel on trouve pêle-mêle : des reportages, des images d'archives, des images d'agences de presse ou de services de communication ou des prises directes, avec des valeurs de vérité très différentes. Parce que le spectacle du J.T. est donné en temps réel, il se présente comme une parole spontanée, manifestation d'une co-présence entre le destinateur et le destinataire. Alors que tout n'est que récit construit et fini avant le début de son émission.

 

Le parallèle entre le dispositif du miroir télévisuel et celui du miroir lacanien pourrait dégager les éléments distinctifs suivants :

 

Tableau 1.

 

Dispositif du miroir télévisuel

Dispositif du miroir lacanien

Un écran qui fait miroir. Écran matériel, solide et transparent. Écran fiable reflétant fidèlement la réalité, non déformant (en tous cas qui se donne tel). Le référent de l'image est à l'intérieur et à l'arrière de l'écran. Le cadre est remplacé par un lien.

Un miroir suffisamment grand pour englober le sujet. Un cadre solide, résistant, auquel on puisse se heurter. Miroir fiable, fidèle au regard que le sujet porte sur lui-même. Le référent de l'image est à l'extérieur et à l'avant de l'écran.

Un regard « paternant » qui construit par avance les images mentales qu'il invite le sujet à assimiler, regard qui dit la Loi du discours des images. Regard présent lui aussi dans le miroir, regardé et regardant : regard caméra.

Un tiers maternant qui interpelle le sujet dans le miroir aussi bien que dans la réalité, par un jeu de regards croisés où chacun se situe par rapport à l'autre. Le sujet doit pouvoir prendre appui sur l'amour de l'autre pour constituer un amour propre de l'image.

Une vision pas trop déstabilisante du monde correspondant autant qu'il se peut à ce que l'on s'attend à percevoir, c'est à dire nécessitant le moins de travail d'accommodation possible. L'image d'un monde familier.

Une vision dans le miroir raisonnablement cohérente avec ce que le sujet perçoit habituellement du monde et du regard des autres sur le monde.

HAUT 3. Le miroir à induction

 

 

La télévision semble vouloir chercher à construire quelque chose d'un miroir. Mais un miroir dont la fonction ne serait pas de réfléchir le monde, mais d'induire une vision du monde. De l'induire à travers les yeux d'un sujet dont elle induit aussi le regard. Et d'induire enfin le sujet lui-même, de le conduire à devenir ce qu'elle attend de lui, à adopter le regard qu'elle lui offre. La télévision n'est pas un appareil simple, comme le sont les miroirs. Elle est une machine à communiquer, une machine complexe, une machine-miroir.

 

Ici, le sujet n'est pas sujet du regard. Contrairement au miroir, il n'a aucun espace où construire son propre regard. Il ne peut qu'épouser (ou rejeter) celui de l'autre, celui du média. Il se trouve face à une construction en entonnoir qui l'aspire à n'être pour l'autre qu'un objet regardant. D'ailleurs, le sujet n'est pas dans le miroir télévisuel, il n'a pas de reflet. Trois positions sont impossibles pour lui : objet regardé (puisqu'il n'est pas présent à l'image), sujet regardant (puisqu'il n'y a pas de place pour son regard) et donc sujet regardé, ce qui est justement le point de départ de la construction lacanienne.

 

Ce miroir n'est pas le miroir du sujet, il se veut miroir du monde. Paradoxe d'un miroir qui ne refléterait pas le sujet qui le regarde mais le monde dans lequel il se trouve. Le monde du sujet ? À moins que ce ne soit le monde de l'intérieur du miroir d'où il interpelle le sujet. Le miroir ne reflète alors pas ce qui se trouve devant la glace mais ce qui se trouve derrière. Comme un regard panoramique pris dans un miroir convexe, l'écran prétend refléter une vision globalisante du monde « tout ce qu'on peut savoir des événements du jour ». Mais il la condense en quelques traits simplificateurs, quelques images symboliques, quelques séquences significatives : « l'essentiel de l'actualité ». Il ne montre pas les événements du monde, encore bien moins le monde des faits bruts. Ce serait à la fois impréhensible et incompréhensible. L'écran montre la seule totalité possible, celle des images produites par le média, des récits filmiques placés sur les flux de diffusion. Le monde n'a de cohérence que celle que lui invente le média ; il n'a de représentation que celle que fournit le média. Mais le média nie qu'il s'agisse d'une représentation, il prétend que c'est la vision du monde en direct. Bref, il essaie de faire passer sa carte pour le territoire.

 

 

3.1 Une identification en trompe-l'œil

 

 

Dispositif inverse du miroir lacanien centré sur le sujet, le miroir télévisuel se centre sur une représentation du monde, sur son monde intérieur d'images qu'il projette vers le sujet ou qu'il projette sur le sujet. Inversion de perspective. Dans les règles académiques, l'image est construite à partir de lignes organisées autour d'un point de fuite situé dans l'image (même hors cadre) vers l'arrière pour donner un effet de profondeur et représenter la troisième dimension qui manque au plat de l'image. Ici, le point de fuite vise le spectateur, il est extérieur à l'image et toutes les autres lignes s'organisent à partir de lui. Le point de fuite est dans le réel, du côté du spectateur, en avant. Toute la construction est donc inversée et c'est le spectateur qui en est le centre. Ce dispositif existe dans les règles académiques de construction d'un tableau. Il s'appelle un trompe-l'œil. Il a pour objet de produire un effet de réel. Tous les éléments du tableau sont tournés vers le spectateur qui a l'impression d'en faire partie. Mieux, les personnages peints en trompe-l'œil semblent vous suivre du regard quand on se déplace devant le tableau. Le miroir à induction est bâti selon les mêmes règles.

 

Tout se passe comme si le dispositif télévisuel, sans être le miroir lacanien, cherchait tout de même à jouer avec. On peut postuler que chaque téléspectateur a connu, dans la construction de son identité, la confrontation avec le miroir lacanien. Cette expérience est donc disponible sous forme de traces mnésiques, de schèmes, de représentations et d'affects. Elle peut être réactivée. Et lorsqu'elle l'est, elle remet en scène la question de l'identité. Le média, en jouant avec ce dispositif, peut tout à fait espérer rouvrir des jeux possibles parmi lesquels : celui où le téléspectateur voudrait bien incarner le rôle qu'on attend de lui, se conformer au désir qu'on a pour lui.

 

Jean-Pierre Esquenazi (1995) a recherché ce que pouvait être un téléspectateur dans le désir du média. Il a postulé que le média produisait par son discours télévisuel un personnage virtuel destinataire de ce discours. « Virtuel », c'est à dire pouvant être actualisé. Il a nommé « téléspectateur institutionnel » ce personnage, parce qu'il est institué par le média. Il a montré qu'on pouvait le déduire de l'ensemble de la programmation comme étant celui pour qui le spectacle est donné. Le téléspectateur institutionnel occupe « la place postulée par l'institution médiatique, à partir de laquelle les normes illocutoires du discours tenu par l'institution sont jugées valides » (ibid., p.109). C'est évidemment une construction imaginaire, au même titre que le français moyen, l'homme de la rue, la ménagère de moins de 50 ans ou « les vrais gens ». Construction artificielle puisque ce téléspectateur varie au gré des tranches horaires de diffusion et des catégories de population disponibles pour regarder la TV. Mais surtout construction fonctionnant en boucle récursive. Chaque chaîne se nourrit d'études qu'elle fait réaliser sur ses publics. À partir de ces études, elle établit des programmes censés correspondre aux attentes de ces publics. Et elle attire effectivement devant les écrans les publics qui ont le goût pour ces programmes. Elle peut alors vérifier par de nouvelles études que les publics touchés correspondent bien aux publics attendus. La boucle est bouclée. Cette logique conduit à produire toujours les mêmes types de programmes pour les mêmes types de publics. Le fait qu'on puisse déduire des programmes une sorte de portrait-robot du téléspectateur institutionnel montre que la chaîne émet des signes de reconnaissance détectables de l'extérieur et qui peuvent servir à brosser les traits marquants de ce portrait. Mais ce qui peut être déduit peut-il servir à induire ? À partir de la production télévisuelle, on peut déduire un téléspectateur institutionnel qui fonctionne comme un présupposé du discours. Mais à quoi peut bien servir cette construction ? À quoi bon instituer cette sorte de destinataire idéal auquel on prétend s'adresser si ce n'est pour inviter le destinataire réel à occuper cette place qu'on a prévue pour lui, à le conduire dans ce rôle, à l'induire, à le faire entrer dans la peau du téléspectateur institutionnel ? À la suite de Jean-Pierre Esquenazi, on distingue trois rôles possibles : celui du téléspectateur institutionnel construit par le média, celui du téléspectateur pragmatique qui fait l'expérience ici et maintenant de la perception du flux télévisuel, et celui du téléspectateur empirique, construit par le téléspectateur pragmatique à partir de ses expériences de télévision, le téléspectateur qu'il est pour lui-même. Le jeu d'induction proposé par le média consisterait donc à produire un cadre identificatoire pour mettre en abyme ces trois personnages, les faire correspondre, faire en sorte qu'ils se reconnaissent l'un dans l'autre, qu'ils semblent s'incarner réciproquement. Pour y parvenir, le média produit un monde d'images en cohérence avec son téléspectateur institutionnel. Il émet des signes de reconnaissance en direction du téléspectateur empirique pour lui signifier son identité avec le téléspectateur institutionnel (mêmeté, donc ipséité). Il cherche donc à prendre le téléspectateur réel entre deux représentations croisées qui se réclament de lui ou se réclament l'une de l'autre.

 

3.2 Un jeu sur la dépendance

 

Dans cette construction récursive permanente, se joue évidemment la question du lien, ne serait-ce que pour des raisons d'audimat. Un lien de nourrissage permanent par lequel le média gave le téléspectateur empirique de l'identité du téléspectateur institutionnel. Il fournit à jet continu du prêt-à-consommer, prêt-à-voir, prêt-à-comprendre, prêt-à-savoir, prêt-à-être. Une mixture spéciale « téléspectateur institutionnel », une gelée royale. Guy Lochard parle d'espace ombilical et de processus primaires (Boyer et Lochard, 1995, p. 55). Les processus primaires sont caractérisés par la domination du principe de plaisir, par un fonctionnement en tout ou rien, par une relation de dépendance, fusionnelle. Et en effet, tout se passe comme s'il y avait captation du sujet par le média, recherche d'une relation symbiotique où le sujet se noie dans le désir de l'autre. La seule place possible où il puisse exister est le destin identitaire que le média lui assigne et auquel il ne doit pas échapper. C'est peut-être ce qu'il faut comprendre dans la survivance de cette formule adressée par les présentateurs aux téléspectateurs : « merci de votre fidélité ». À l'heure du zapping généralisé, peut-on encore croire à des téléspectateurs fidèles à leur chaîne ? Sauf à imaginer que le sens de cette expression est autre, et qu'il ne s'agit pas d'être fidèle à une chaîne mais de demeurer fidèle à soi-même. Il s'agit, pour le téléspectateur pragmatique de bien vouloir se couler fidèlement dans le moule du téléspectateur institutionnel à chaque fois qu'il entre en relation avec la chaîne. Le processus primaire en cause est une relation anaclitique. Selon la définition de Jean Bergeret, la relation anaclitique est basée sur un « terme tiré d'un verbe grec qui signifie se coucher sur, s'appuyer sur. Freud voulait, par cette expression, rendre l'état de dépendance absolue qui lie physiquement l'enfant aux personnes dont les interventions le maintiennent en vie » (Bergeret et al., 1979, p. 12). À l'âge adulte, le fonctionnement anaclitique est la marque des états limites entre névroses et psychoses. Il se manifeste par un symptôme principal de dépression, par l'angoisse de perte d'objet et par un système de défense fondé notamment sur le dédoublement des imagos (ibid., p. 195). Dans la relation au média ainsi caractérisée, l'enjeu est à la fois la survie du téléspectateur et celle du média. Du côté du média, tout le spectacle télévisuel est conçu en fonction de ce qu'on présuppose des goûts du téléspectateur institutionnel, de ses valeurs, de ses aspirations, de ses connaissances et de ses ignorances. Alors il faut surtout qu'il ne change jamais sinon on va le perdre. S'il change, on ne saura plus produire le spectacle télévisuel pour lui et il se défusionnera. Et du point de vue du sujet, son être-au-monde dépend totalement de sa relation au média, du moins dans la vision que le média essaie de lui imposer. Débranché, il devient aveugle et sourd. Mais surtout il cesse d'être ce téléspectateur institutionnel tellement désiré et valorisé par le média. Et il y perd beaucoup. Il y perd des avantages concrets : ceux de la télévision d'information mais aussi de divertissements, de jeux et de services : promotions sur ventes de produits et services, conseils en tout genre. Il y perd surtout les bénéfices symboliques, les strokes positifs, les signes valorisants que le média lui renvoie : l'image de quelqu'un de généreux, de moral, de chanceux, quelqu'un dont le média fait un privilégié.

 

3.3 Une induction croisée

 

Bombardé de nourriture informationnelle, materné dans tous les aspects de sa vie quotidienne, bercé par un idéal du moi médiatique, fusionné dans le désir de l'autre, le téléspectateur institutionnel est convié à une expérience régressive, sous le signe de l'oralité et de la dépendance. À la différence du stade du miroir qui pose une triangularité entre l'enfant, la mère et le reflet dans le miroir, la télévision joue la linéarité, la construction en abyme entre différentes positions spéculaires : le monde extérieur, le téléspectateur empirique, le téléspectateur institutionnel, le monde des images du monde, le monde extérieur. Mariage de Narcisse et d'Echo (Commelin, 1994, p. 176), mais sur un narcissisme inversé. La mythologie grecque rapporte l'histoire de cet amour impossible entre Narcisse fasciné par son image et la nymphe Echo, condamnée à ne pouvoir parler que pour répéter les derniers mots qu'elle a entendus. Dédaignée par Narcisse, Echo ne parvient pas à être remarquée de lui. La psychanalyse veut voir dans ce mythe le ratage de la construction de l'identification par l'image de soi. Si Narcisse avait rencontré Echo, il aurait fait l'expérience de la mise à distance spatiale et temporelle que produisent l'émission et l'écoute de la voix, alors que la perception visuelle de deux protagonistes est simultanée. Il aurait éprouvé aussi l'altérité de la présence de l'autre, ne serait-ce ici, que par la différence sexuelle. Il aurait donc défusionné l'expérience du miroir et ne se serait pas noyé. L'histoire de Narcisse se joue à deux personnages : Narcisse et l'image idéale. Le miroir lacanien se joue à trois.

 

Dans le miroir réel, la totalité du monde possible se trouve en deçà de la glace, du côté du sujet et de son environnement. Dans le miroir télévisuel, la totalité du monde possible se situe au-delà de l'écran, dans un ailleurs inaccessible dont on ne connaît que les images qu'il donne en spectacle. En deçà de l'écran, le monde du sujet reste vide. Sans la TV.

 

Miroir qui joue avec le plein et le vide, qui attire comme les voix des sirènes, vertige du miroir. Miroir à induction. C'est lui qui produit le reflet dans lequel le sujet est appelé à venir se reconnaître, à se déduire, ou à se perdre. Pour Gaston Bachelard (1936, p. 97), «l'induction est une consolidation de l'expérience, la déduction une consolidation de l'induction ». Le miroir télévisuel propose un dispositif d'identification bâti selon ce double mouvement. Pour ce qu'il sait de lui-même, le téléspectateur empirique se constitue par induction à partir de l'expérience télévisuelle en temps réel du téléspectateur pragmatique. Le téléspectateur pragmatique procède par déduction à partir de la production médiatique, c'est-à-dire à partir du téléspectateur institutionnel. Du coté du média, il y a recherche d'induction du téléspectateur empirique dans le moule identificatoire du téléspectateur institutionnel. Et il y a aussi déduction du téléspectateur institutionnel à partir d'analyses d'audience portant sur les téléspectateurs empiriques.

 

Conclusion

 

Le modèle du miroir à induction n'a pas pour vocation d'être validé ou invalidé par l'expérience. Comme toute proposition théorique, il n'a d'intérêt que de proposer un cadre permettant de poser de nouvelles questions ou de poser différemment les questions de relations entre le média télévision et ses téléspectateurs. Il n'est qu'une lecture possible du dispositif télévisuel. Une parmi beaucoup d'autres. Une lecture qui peut apporter un éclairage de plus, mais ne prétend pas pour autant dire le tout de la télévision. Ni même dire le vrai. Tout modèle recèle évidemment ses limites. Celui-ci, par exemple postule un effet d'induction qui pourrait être produit par le média, mais ne peut affirmer que l'effet recherché est effectivement produit. Le fait que le téléspectateur soit sollicité par un tel dispositif ne signifie pas qu'il y répondra automatiquement. Enfin, le modèle du miroir à induction est, en effet, une construction linéaire, ce qui représente une autre limite. Dans la réalité des situations communicationnelles avec les médias, tout dispositif entre en concurrence et en interaction avec d'autres et ne sort pas forcément victorieux de la confrontation. Il conviendrait donc de prendre en compte cette complexité.

 

Pour autant, on peut déjà relever quelques observations qui semblent indiquer des cas où « tout se passe comme si » un phénomène de miroir à induction était à l'œuvre.

 

1) Les stratégies de maintien du lien

 

S'il fonctionne en miroir à induction, on peut s'attendre à ce que le média cherche par tous les moyens à maintenir et entretenir le lien, l'espace ombilical dans lequel il se tient et tient le téléspectateur. Or, voilà justement quelque chose qui est facile à mettre en évidence. Les stratégies mises en œuvre par les producteurs pour garder le contact, pour ne pas être zappé ont été révélées depuis longtemps. On note les techniques d'enjambement, de plus en plus fréquentes qui consistent à amorcer le sujet suivant avant une pause pour fixer le lien pendant la coupure publicitaire. Et plus récemment la pratique du zapping intégré, notamment dans les émissions de divertissement. Elle consiste à passer de plus en plus rapidement d'un sujet à un autre comme si on zappait à la place du téléspectateur. Ne jamais s'attarder, par crainte de lasser, exciter la curiosité sans jamais la satisfaire, mais à tout prix garder le contact. Il ne s'agit plus seulement de passer à gué les pauses publicitaires, il s'agit d'assurer une simple communication phatique, c'est à dire sans contenu, pour maintenir le média en vie, en activité. Surfer sur le vide.

 

2) La dérive de l'information vers la conformation

 

Une des autres conséquences qu'on peut attendre d'une communication dominée par son aspect phatique, c'est que l'aspect informationnel a tendance à s'estomper. Il n'est pas question de dire ici que le média n'informe plus. Bien sûr, il continue de fournir de la nourriture informationnelle. Simplement, si le cadre de la communication vise le maintien du lien, il vaut mieux que le contenu évite de provoquer des ruptures, qu'il soit conforme à la réalité attendue. On devrait donc pouvoir déceler des activités de conformisation par lesquelles le média élimine les dissonances dans les contenus informationnels. Gregory Bateson (1977, p. 231) définit une unité d'information comme « une différence qui produit une autre différence ». Une information de type phatique chercherait à créer le moins de différence possible donc le moins d'information. Ici encore, de nombreuses observations, y compris les travaux que j'ai conduits sur la construction médiatique de Vaulx-en-Velin (Gandonnière, 2000a), montrent une double activité de conformation du média : 1. les journalistes ont tendance à se caler les uns sur les autres pour éliminer les différences qu'il pourrait y avoir dans leur interprétation des faits, 2. d'une manière générale, le média préfère toujours la version qui confirme ce qu'il croit savoir.

 

3) Les réactions des téléspectateurs réels au dispositif d'induction

 

On peut s'attendre à ce qu'ils se laissent capter, ou au contraire, à ce qu'ils résistent. Cette question avait déjà été ouverte en partie dans un autre article intitulé « la vengeance des anonymes » (Gandonnière, 2000b). J'y montrais que les anonymes infiltrés dans le médias conduisaient des stratégies d'oblitération, d'occultation et de falsification. Oblitération quand ils empêchent qu'une image puisse exister en faisant valoir leur droit à l'image ; ils obligent à flouter, à masquer, bref à ne plus rien montrer. Occultation quand ils empêchent l'accès du média à l'événement : caillassages, agressions. Falsification, quand ils jouent le rôle qu'ils croient qu'on attend d'eux, transformant ce qui devrait être un témoignage en un rôle de composition.

 

4) La fictionnalisation de la réalité

 

Enfin, pour que la dépendance au média soit absolue, il faudrait imaginer qu'il propose une totalité nourrissante, un monde plein d'images dans lequel tous les désirs seraient exaucés et tous les problèmes trouveraient une solution. Et de l'autre côté, par comparaison, le monde réel apparaîtrait de plus en plus insécurisant et dissuasif. Une étude conduite par Marc Hooghe (2001) montre justement que le sentiment d'insécurité et la démobilisation civique sont liés au moins autant aux programmes des télévisions commerciales et aux divertissements qu'aux images d'actualité. C'est donc bien l'ensemble du monde créé par le média qui est en cause.

 

Notes

 

[1] Sinon, c'est le hurlement d'Elephant Man découvrant pour la première fois son visage dans un miroir, lui qui ne s'était vu jusqu'à lors que dans les yeux de son protecteur.

 

[2] Selon Jean Piaget, l'assimilation consiste à tenter d'incorporer les nouveaux objets de connaissance tels quels. Lorsque l'objet résiste, le sujet est contraint de modifier ses connaissances et représentations, c'est l'accommodation. L'exercice de l'intelligence, vue comme une adaptation, suppose un aller-retour permanent entre les deux mouvements.

 

[3] Images analysées dans Gandonnière (2000a). À l'opposé, on pourrait citer les images du 11 septembre 2001 tellement incroyables que les chaînes de télévision les diffusèrent en boucle jusqu'à ce que les yeux se décident à percevoir les Twin Towers anéanties par un double attentat aérien.

 

Références bibliographiques

 

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BERGERET Jean et al. (1979), Psychologie pathologique, 3e édition, Paris : Masson.

 

BOYER Henri et LOCHARD Guy (1995), Notre écran quotidien, une radiographie du télévisuel, Paris : Dunod, Société

 

COMMELIN P. (1994), Mythologie grecque et romaine, Paris : Pocket.

 

ESQUENAZI Jean-Pierre (dir.) (1995), La télévision et ses téléspectateurs, Paris : L'Harmattan.

 

GANDONNIERE Pierre (2000a), La construction médiatique de Vaulx-en-Velin : pour une écologie de l'information, Thèse de doctorat en Sciences de l'information et de la communication, Lyon : Université Jean Moulin Lyon 3, janvier

 

GANDONNIERE Pierre (2000b), « La vengeance des anonymes » in Communication et Langages N°123, printemps

 

HOOGHE Marc (2001), Television and the Erosion of Social Capital. Disentangling the Causal Mechanism, Paper presented at the 97th Annual Meeting of the American Political Science Association, San Francisco ; August 30-September 2

 

LACAN Jacques (1966), Ecrits I, coll. « Points-Essais », Paris : Seuil.

 

RICOEUR Paul (1990), Soi-même comme un autre, coll. « Points-Essais », Paris : Seuil.

 

RIST Colas (1999), « 200 mots à la minute : le débit oral des médias », in Communication et Langages N° 119, RETZ, 1er trimestre.

 

WINNICOTT D.W. (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris : Payot.

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