Communiquer en écosystème
30 Août 2024
Il parlait d’Alain Delon. Il disait : “Alain Delon ne peut pas tourner ça”. Ou encore : “Ce n’est pas ce que les gens attendent d’Alain Delon”. Ou bien : “Quand une chaîne de TV embauche Alain Delon, elle y met le prix, c’est le prix du talent”. Il ne disait jamais : “Ce matin Alain Delon a pris son petit déjeuner, il a tartiné des biscottes et les a trempées dans le café”. Ni : “Alain Delon vit à Douchy avec ses chiens, il aime cette maison un peu retirée du monde”. Il disait : “Je n’ai plus rien à attendre du cinéma”. Il ne disait pas : “Alain Delon n’a plus rien à attendre du cinéma”.
Ce phénomène est connu sous le nom de paradoxe du comédien, on le doit à Denis Diderot. Mais, paradoxalement, il touche Delon qui se définissait comme “acteur” et non pas comme “comédien”. Que dit Diderot ? Que le bon comédien n’est pas celui qui investit son rôle, celui qui le vit, comme dirait Delon. Le bon comédien ne s’identifie pas au personnage, il ne cherche pas à entrer dedans. Au contraire, il le regarde de l’extérieur, il l’étudie froidement, il s’en compose une image idéale, ensuite il cherchera à s’approprier cette image, à lui ressembler, à la jouer. C’est un phénomène de dédoublement de personnalité, temporaire, mais reproductible à chaque nouvelle représentation théâtrale. Il y a donc le rôle écrit par l’auteur, et le personnage créé par l’acteur pour incarner le rôle.
Pour une note de recherche en psychologie clinique j’avais étudié ce phénomène chez le chanteur, pour remarquer que chez lui la triangulation n'existait pas. Le chanteur n’incarne pas de rôle, il est lui-même le rôle qu’il incarne. Pour autant, il y a bien un phénomène de dédoublement. Johnny Hallyday n’est pas Jean-Philippe Smet. Gainsbarre n’est pas Gainsbourg et Marylin Manson doit sûrement exister en version démaquillée. Ces artistes créent un personnage d’eux-mêmes-sur-scène qui peut se trouver très éloigné de ce qu’ils sont en réalité. Quelquefois même à leur corps défendant. Dans une célèbre interview de 1975 (célèbre parce qu’elle est un cas d’école en communication), Brassens répond à André Sève : "Ce qui t'intéresse c'est de me faire dire ce que, d'après toi, Brassens doit dire, ce que Brassens doit être. Tu pourrais avoir le vrai Brassens, en tout cas un Brassens inattendu. Mais tu t'es préparé au Brassens que tu veux. On attend toujours les êtres comme on les veut, on n'est pas prêt à la surprise."
Depuis Diderot, on a inventé le cinéma, et il ne s’y attendait pas. Avec lui ( = le cinéma, pas Diderot) est arrivé le star system, et les acteurs sont devenus plus grands que leurs rôles. Et les rôles ont plié devant les acteurs. On écrivait pour eux.Comme les chanteurs, ils ont créé une image d'eux-mêmes tellement forte qu’il n’y avait plus de place à intérieur pour que le petite bonhomme ou le petite bonne femme puiss respirer. Norma Jeane Baker était tellement écrasée par Marilyn Monroe qu’elle n’a pu s’en débarrasser qu’en la tuant. Pour rester la star que son public connaissait, Greta Garbo s’est retirée du monde en 1951 et s’est refusée à toute vie privée. Marlène Dietrich s’est isolée progressivement, puis complètement à partir de 1980. C’est que le mythe est comme Tintin, il est comme Peter Pan, il est comme Mickael Jackson, il ne peut pas vieillir.
alain delon parlait d’Alain Delon, d’un artefact de lui-même qui s’appelait : Alain Delon. Il avait passé ses premières années de carrière à le fabriquer, sous la direction des plus grands réalisateurs comme Visconti ou René Clément. Et cet artefact a pris une cohérence, il a rencontré la ferveur du public, c’est lui qu’on voulait voir à l’écran. Seul alain delon savait faire Alain Delon. Lors d’un dîner de gala, une jeune journaliste s’approche de lui pour lui parler. Alain Delon s’amuse : “Vous voulez que je vous fasse le regard d’Alain Delon?” Et il le fait. Il baisse la tête, tout d’un coup il la relève et soudain, c’est Lui, ce regard bleu impitoyable, ce sourire ravageur. Mais alain delon ne pouvait pas résister au temps, il vieillissait et ressemblait de moins en moins à son artefact. Peu d’acteurs ont réussi la transformation qui leur aurait permis de durer. Sur le tard, Simone est devenue Signoret incarnant parmi les plus grands rôles du cinéma des années 70, il a fallu oublier Casque d’Or. Jean Gabin, jeune premier avant la guerre, a failli ne pas survivre comme acteur à la Libération. Mais il a trouvé un nouveau souffle avec des cheveux gris : le Dabe, le Vieux, le Taulier. Il est devenu Gabin.
Mais Alain Delon ? Il n’y a pas eu de second souffle, Alain Delon était trop monolithique. D’autant qu’entretemps le cinéma aussi avait changé, les personnages de beau ténébreux, flics ou voyous, ne valaient plus grand chose au box-office. Il est arrivé à alain delon et Alain Delon, ce qui est arrivé au portrait de Dorian Gray, mais à l’envers. alain delon le savait. A la troisième personne, c’est de cela qu’il parlait.
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