Manifestement les grands industriels du journalisme attendent de lui un miracle. Comme il n'a pas réussi à leur ouvrir les yeux ni les oreilles, il ne lui reste plus qu'à marcher sur l'eau. Une nouvelle façon de surfer. Tout d'un coup grâce à l'iPad, les lecteurs vont accepter de payer leur journal en ligne, alors qu'ils n'allaient plus au kiosque. Tout d'un coup ils vont se refidéliser alors qu'ils avaient pris plaisir à passer d'un titre à l'autre sur le web, puisque c'était gratuit. Tout d'un coup, ils vont apprécier de lire des journaux à nouveau structurés comme du papier. Rien n'est moins sûr.
1 Et tout sera redevenu comme avant? Comme avant la révolution du web. Comme du temps béni de la presse populaire de masse. Ben non, sûrement pas. Les usages ont profondément changé. On surfe sur l'information, on passe d'un média à l'autre, on constitue son propre menu à partir de ses flux RSS, on part à la découverte. On surfe et on plonge aussi. On sait choisir les médias grâce auxquels on va approfondir une info. Il est hors de question de revenir à une source unique, "son" journal.
2 Le gratuit n'est pas mort. Tout n'est pas monnayable. Le net a déjà fait le tri entre l'info sans valeur marchande, le tout venant, le canon à dépêches. Et l'info pour laquelle on est prêt à payer. Mon grand-père achetait Le Progrès tous les jours et le lisait de la première à la dernière page. Ni mon grand-père ni ce Progrès là ne reviendront. Tout ce qui a été gratuit ne redeviendra pas payant. De grosses désillusions attendent ceux qui croient le contraire.
3 L'économie de la presse en ligne n'est toujours pas trouvée. La vente à l'article ou au numéro, l'abonnement au titre sont des réponses inadaptées. Il faudrait aller vers un abonnement multicarte, une sorte de pass, de forfait permettant de circuler à peu près librement à travers les titres payants que l'utilisateur aura choisis. La clientèle captive, c'est fini. Et puis il reste la question du prix. Pas du coût, du prix. Les livres numériques sont vendus 15 à 20% moins cher que les livres papier. C'est un véritable racket. On est en train de nous faire le même coup qu'avec la musique en téléchargement. Un livre, et c'est la même chose pour un journal, qui n'a pas besoin d'être imprimé sur du papier, pas besoin d'être distribué, pas besoin de point de vente, qui n'a aucun taux de bouillon (invendus), doit être vendu non pas 15%, mais 3 ou 4 fois moins cher. Au minimum.
Ou bien cette révolution de l'I-Pad n'aura pas lieu, ou bien elle produira probablement les désastres suivants :
1 Finir de tuer le papier. Ce ne sont pas tant les internautes qui vont se précipiter vers la paytn pour retrouver su simili papier, que des lecteurs de papier qui vont se convertir au numérique. Combien? Peu importe. Ce sera toujours autant de moins dans les kiosques, encore une baisse de tirage à prévoir pour l'ensemble des titres, un effondrement supplémentaire de la publicité qui va avec. Encore des fermetures de kiosques qui ne rouvriront jamais.
2 Broyer l'écrit. Le genre : écrit. Alors que justement de belles aventures se lancent en presse, autour de XXI par exemple, mais aussi des livres de journalistes qui démontrent qu'on a besoin de temps et d'espace de rédaction pour travailler en profondeur des informations, faire du journalisme d'enquête, alors que l'écrit se cherche une nouvelle complémentarité par rapport aux médias trop rapides comme le web, tout miser sur l'internet et l'instantané serait une erreur profonde.
3 Se lier les pieds après s'être lié les mains. Le journalisme est déjà bien trop dépendant des pouvoirs économiques, et par effet tuyau de poêle, des pouvoirs politiques réduits à l'impuissance par l'économique. Là se rajouterait une dépendance technologique à un produit Apple, mais surtout à un univers de distribution de contenus sans lequel le journalisme ne pourrait plus survivre. C'est comme être distribué par Carrefour. Si la Centrale vous lâche, vous êtes mort.
Plutôt que de s'imaginer l'IPad comme un outil miraculeux, peut-être serait-il plu sage de le voir pour ce qu'il est : une nouvelle fenêtre ouverte sur le web qui va permettre de nouvelles évolutions des pratiques de production, de transmission et de consommation de contenus. Qu'il sera un accélérateur des changements en cours vers d'autres formes d'interactivité et de convivialité. Et qu'il faut donc en profiter pour transformer profondément les pratiques du journalisme, comme certains précurseurs réussissent à le faire. Plutôt que des les enfermer dans le formol et de mettre le bocal en ligne.
Pierre Gandonnière