Communiquer en écosystème
21 Novembre 2010
Lyon, place Bellecour 21 octobre 2010. En plein coeur des manifestations contre la réforme des retraites, les forces de l’ordre ferment la plus grande place de la ville prenant au piège 620 personnes manifestants ou simples passants, pendant près de cinq heures, sans aucune justification légale, au mépris des droits les plus élémentaires. Les droits de l’homme par exemple. Empêchés de sortir, d’aller aux toilettes, d’avoir de quoi boire, d’aller et venir. Et puis : gazés au lacrymo, mitraillés au canon à eau, molestés. Prisonniers de policiers et gendarmes en tenue de combat, de véhicules blindés dont un du GIPN (anti-terroriste), un hélico et des canons à eau. Et pour finir : relâchés un par un, “triés par couleur”, selon des témoignages concordants, les blancs rentrant chez eux, les rebeux et les blacks montant dans les bus de la police. Et tout le monde photographié, fiché. La plus grande garde à vue à ciel ouvert jamais organisée dans ce pays. Et rien, ca ne fait pas la une des journaux, pas l’ouverture du 20 heures, aucun ténor politique ne s’empare de l’affaire. Pourquoi?
Ca ne se passe pas à Paris. La même chose place de la République ou place de la Nation, c’est hurlements assurés dans toute la médiasphère, et même à l’international. Mais voilà, les médias se centralisent de plus en plus, comme le pouvoir. Ils se concentrent sur eux-mêmes, ils finissent pas se convaincre que seul est intéressant ce qui arrive en bas de chez eux. La politique, la culture, les découvertes techniques ou scientifiques, la vie moderne, les évolutions de la société, c’est à Paris. L’Histoire s’écrit à Paris. En province : les informations locales. Des échauffourées, des émeutes à la rigueur, mais pas plus. C’est l’application directe de la Loi de proximité bien connue en journalisme. Ce qui arrive près de chez moi a plus d’importance que ce lui arrive ailleurs.
Y’a plus personne. Les “grands journalistes” sont partis. Bien sûr les chaînes nationales avaient envoyé des équipes spéciales pour couvrir les évènements de Lyon, la visite du ministre Hortefeux le mercredi. Mais justement les journalistes sont rentrés aussitôt. Il n’ont pas assuré de suivi. Pas cherché à recueillir les témoignages de ceux qui ont été libérés seulement à partir de 18h30 19h00 et qu’on ne pouvait pas retrouver avant le lendemain. Les dizaines et dizaines de témoignages qui donnent l’ampleur de l’évènement.
Un clou chasse l’autre. C’est le principe même de l’actu, il faut sans cesse du nouveau, on n’a pas le temps de creuser. Ainsi vendredi 22, il se passe des tas de choses passionnantes. Onze personnes défenestrées dans les Yvelines, qui disent avoir vu le diable. Jeudi Noir expulsé de la place des Vosges. Et une guerre de réquisitions dans la raffinerie de Grandpuits en région parisienne, le préfet réquisitionne, les syndicats font annnuler, le préfet re-réquisitionne. Avec ça, on risque de manquer de pétrole pour le week-end de la Toussaint. Voilà qui est intéressant, il est temps de revenir à la maison.
Mais pour tout dire, l’affaire ne fait pas beaucoup de bruit sur le coup, parce que personne n’y a intérêt. Sûrement pas le préfet du Rhône, depuis la visite du ministre sa stratégie de “maintien de l’ordre” a viré à 180°. Pas non plus le maire de Lyon. Il est bien trop fier de montrer comment il prend la sécurité très au sérieux, à tel point qu’il a donné aux forces de police la possibilité d’exploiter en direct toutes les images de vidéosurveillance, sans que le comité d’éthique chargé de vérifier si les droits des personnes sont respectés, n’ait son mot à dire. Pas non plus l’opposition municipale, de droite, puisqu’elle représente la majorité nationale, de droite.
Sans les victimes qui ont créé le Collectif du 21 octobre, le Syndicat des Avocats de France et le Syndicat de la Magistrature qui les soutiennent, elles qui ont organisé ce samedi 20 novembre “La Prise de la Bellecour”, obligeant les médias à revenir sur ces évènements, la page serait définitivement tournée. “Les médias”, non, seulement quelques médias locaux. Car ça ne se passe pas à Paris, ce n’est pas un évènement de portée nationale. Les atteintes aux droits de l’homme suivent la loi de proximité.
Pour qu’un évènement n’ait pas lieu, il faut donc :
1 Qu’il se passe dans un endroit qui n’est pas labellisé : théâtre d’évènements nationaux. Bref, en province.
2 Qu’il n’y ait pas de vrais journalistes pour le couvrir. De ceux qu’on envoie du desk, parce qu’au moins ils sont la crédibilité nécessaire.
3 Qu’il n’y ait sur place aucune personnalité “nationale”, c’est à dire des clients habituels des médias, pour attirer l’attention dessus. (Sûr que si Mélenchon était venu....)
4 Que les autorités locales, les voix officielles, n’aient aucun intérêt à faire mousser le bain.
Une garde à vue illégale de 620 personnes est donc un non-évènement.
Pierre Gandonnière
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