
- Les journalistes n'écoutent pas. Ils ont leur idée. Ils cherchent à faire dire quelque chose à leur interlocuteur, comme s'ils savaient mieux que lui ce qu'il doit penser.
- Dans une interview, il semble que la question soit plus importante que la réponse. Des questions incisives, déstabilisantes, voilà le jeu. Montrer qu'on connaît bien son sujet, qu'on sait de quoi on parle, qu'on tient la route, qu'on est un vrai professionnel. Le véritable public auquel on s'adresse, c'est "la profession". L'invité n'est qu'un trophée de plus sur son tableau de chasse (J'ai "fait" Untel)
- Une interview est construite comme un piège savamment ficelé. Il faut arriver à faire entrer l'invité dedans, l'y maintenir, l'empêcher d'en sortir. Quoi qu'il réponde à la question N°1, on lui posera la question N° 2 comme s'il ne s'était rien passé, puis la N°3, etc. Parfois la conclusion est déjà écrite avant le début de l'interview (à la TV).
- D'ailleurs, il n'y a pas vraiment de questions. On préfère souvent construire les interviews à partir d'une suite d'affirmations péremptoires. A l'invité de se débrouiller pour infirmer ou confirmer.
- Il faut toujours garder le contrôle de la situation. Ne jamais laisser l'invité reprendre pied, lui imposer un rythme rapide, où il n'a pas le temps de réfléchir, où il ne peut en aucun cas "faire un tunnel", c'est à dire développer une idée. On lui coupera la parole en permanence, de préférence avant qu'il ait eu le temps de dire quelque chose d'intéressant.
L'interview traditionnel repose sur deux préssuposés :
1. Je (moi, le journaliste) sait et c'est moi qui ait raison.
2. L'autre (l'invité) cherche toujours à se défiler et ne dit jamais la vérité spontanément, il faut l'y contraindre.
Il serait illusoire de s'imaginer que le public ne voit pas ces grosses ficelles. C'est au contraire ce qui l'agace le plus dans la journalisme.
Avec l'émission En Off, nous tentons une expérience d'anti-journalisme. Pas une attaque contre le journalisme, pas une critique supplémentaire qui s'ajouterait aux autres sans plus de succès. Mais une autre manière de faire, pour voir. Un contrepied.
En Off repose sur deux postulats :
1. L'important, c'est l'invité, ce qu'il a à dire. Le journaliste part à sa découverte.
2. Le destinataire de l'émission, c'est le public, pas "la profession".
Voici les principes sur lesquels se construit En Off :
- Tout repose sur l'écoute. Si on ne s'intéresse pas à ce que dit l'invité, ça ne peut pas marcher. L'émission ne peut pas être ficelée d'avance. En fonction des réponses, il va falloir s'adapter, improviser, tout en construisant un itinéraire chemin faisant.
- Ce n'est pas une interview. On ne joue pas au ping pong avec l'invité, on ne lui renvoie pas la balle, on ne cherche pas à le piéger ni à marquer des points. On accompagne sa parole tout en l'aidant à trouver sa route.
- Le plus important, c'est la réponse, pas la question. Que le journaliste apparaisse comme brillant ou non n'a aucune importance. Quelqu'un qui écoute, cela ne se voit pas, mais cela se sent.
- On cherche la profondeur, pas la surface. On ne parle pas de l'actualité immédiate, personne n'a rien à vendre, l'émission doit pouvoir être vue aujourd'hui comme dans six mois ou un an. On se libère donc des petites phrases, des réactions à chaud et des effets faciles.
- On prend le temps, on ne coupe pas la parole, on laisse parler, on laisse se développer le propos.
- On co-construit. Il y a une trame, bien sûr. Plus l'émission est préparée, plus elle peut être intéressante. A condition qu'elle soit capable de se déconstruire et de se reconstruire en fonction de ce que l'autre dit, qu'elle reste ouverte en permanence, à l'écoute. L'idéal, c'est 100% préparé + 100% improvisé.
- On ne coupe pas. Sauf incident technique à récupérer. On garde intact le fil de la conversation. Il n'y a pas de re-montage en régie qui transforme le produit et le scénarise. Respect de la parole de l'autre. On tourne une heure pour une heure de rendu.
Bien sûr ce jeu de co-construction est plus aléatoire qu'une émission pilotée au prompteur (encore que...). Certains invités se livrent plus facilement que d'autres. Certains sont parfois décontenancés qu'on ne leur renvoie pas la balle, qu'on ne leur oppose pas d'obstacle.Bien sûr, le journaliste doit s'adapter sans cesse, improviser, tricoter son sujet en temps réel, et surtout : écouter. Il prend des risques. Il s'en sort plus ou moins bien, il n'est pas dans une position de meneur de jeu, il n'a jamais le premier rôle.
Mais à chaque entretien, on prend le temps d'une rencontre. Elle est ce qu'elle est. On laisse la place à l'inattendu, à l'imprévu. Même ceux qui ont déjà répondu à des dizaines d'interviews, des dizaines de fois les mêmes réponses aux mêmes questions, trouvent ici un espace où ils peuvent justement exprimer quelque chose qu'on ne leur a jamais donné l'occasion de dire. Sans qu'on ait besoin de les accoucher au forceps. En accompagnant leur parole, simplement.
C'est comme le vélo, on croit que tout cela tient en équilibre tout seul. Mais il faut reposer le tout sur une mécanique à peu près huilée et mobiliser quelques savoir-faire.
- Tout d'abord des techniques de communication interpersonnelle : l'écoute active, la reformulation, toute la gamme des questionnements.
- Un cadre général qui est celui de l'entretien d'accompagnement adapté à la situation de l'émission. (On est très loin du cadre de l'interview.)
- Une démarche qui s'appuie sur des techniques de synchronisation-guidage, là encore adaptées à l'intention de l'émission qui est de co-construire et non pas de diriger. Elle servent donc à trouver le point d'équilibre entre le deux interlocuteurs pour mener la machine à deux.
Informer, expliquer, comprendre. Nous sommes bien toujours dans le champ du journalisme. Avec une approche en contrepied.C'est en cela qu'on peut parler d'anti-journalisme
Pierre Gandonnière
N.B.
Toutes les émissions ne sont pas disponibles sur internet. Parmi les invités reçus : Roselyne Bachelot, François Chérèque, Danielle Mitterrand, Jean-Pierre Chevènement, Nora Berra, Azouz Bégag, Jean-Jack Queyranne....La diffusion se fait en général en deux épisodes de 30 mn.
Lyon TV
Jean-Jack Queyranne
Thierry Ehrmann (La Demeure du Cahos)
Azouz Begag
Philippe Meirieu
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